Je déconstruis à la fois le genre et le couple, et je veux bien vous parler un peu de mon cheminement, de mon univers.
Une de mes amies animait des ateliers féministes. J’y ai beaucoup appris sur mes propres conditionnements et sur les dynamiques de pouvoir. J’ai pris conscience de l’influence sur ma vie de cette assignation d’homme qui ne me correspondait pas. Il m’a pourtant semblé nécessaire d’aller bien au-delà de la simple remise en question de mes privilèges d’homme et de sortir d’une représentation bipolaire des individus, de cesser de scinder l’humanité en deux catégories, au risque d’entretenir des malentendus, de s’enfermer dans un conflit insoluble. Comment transcender la problématique ?
Je me suis écouté*. Je suis allé* choisir une jupe et d’autres vêtements, du maquillage et quelques accessoires. Je me suis laissé* guider par mon intuition et j’ai exploré. Je n’ai pas compris tout de suite comment mon inconscient avait orienté mes choix.
J’ai commencé par enfiler quelques vêtements rouges, pour extérioriser mes désirs, mais ça ne fonctionnait pas. Le violet s’est imposé. Vous feriez erreur en l’interprétant comme un entre deux, rose fille et bleu garçon. Je ne voulais pas simplement mélanger, mais dépasser. J’avais besoin de commencer par extérioriser une souffrance.
« Violet ». Entendez « violé* ». J’ai pris l’habitude d’utiliser des * pour dégenrer mon écriture chaque fois que la langue française voudrait me forcer à opérer un choix.
Et noir. Noir anar ? Reprendre le contrôle de nos corps, de nos relations, les envisager en dehors des normes, c’est reprendre le contrôle de nos vies, c’est recréer une société, celle que l’on choisi plutôt que celle que l’on subit. Noir aussi comme ces zones d’ombre que je veux explorer.
On trouve parfois que la tenue que j’ai choisie fait mauvais genre. Y en aurait-il un bon ? Enfin, deux, auxquels il serait impératif de se conformer. J’ai essayé, très brièvement, de me travestir. J’ai vite compris que mon désir n’était pas de m’extraire du genre masculin pour m’enfermer dans le genre féminin : un peu l’un, un peu l’autre, mais en vérité aucun des deux, les défaire tous les deux.
D’autres accessoires ont révélé leur sens : mes collants rayés de larges bandes blanches et noires, tel un bagnard emprisonné dans des paradigmes trop étriqués, un dégradé de fard à paupières qui leur donne un aspect tuméfié, marque des coups portés à une âme aussi sensible que le corps qu’elle habite, un rouge à lèvres qui attire autant qu’il tient à distance et met en garde ou au défi : « embrasse-moi, mais nous n’en ressortirons pas indemnes ». Ce cuir, cette peau qui s’est épaissit pour protéger la chair, cette boucle de ceinture a priori complètement kitsch, où l’œil attentif ne voit pas qu’un scintillant sigle de dollar qui questionne sur les liens entre le sexe et l’argent, mais aussi un serpent, verge des poète*s, et une vulve stylisée qui se confondent.
J’ai découvert un mot. « Queer ». Il peut signifier « bizarre ». Ce mot que des hétérosexuels, les « straight », auraient voulut injurieux pour désigner les « tapettes », les « gouines », fut repris pour assumer fièrement sa différence.
Oui, tu me trouves bizarre parce que je ne n’intègre pas ton système normé,
et je m’en réjouis car ma vie n’en est que plus excitante.
J’ai découvert plus tard qu’il signifie également « détruire ». Que faire d’autre quand des murs se dressent en un interminable labyrinthe, une prison ?
Et je joue avec les mots, pour disséquer les maux.
Je ne suis ni homo,
ni hétéro,
ni bi…
ni homme,
ni femme…
ni trav,
ni trans…
je suis QUEER !
Queer, ce qualificatif qui permet de se débarrasser des prêts-à-penser, de bousculer les dogmes bipolaires. J’ai créé cette phrase, puis je l’ai craiée, c’est-à-dire inscrite à la craie, encore et encore, et je continue à l’ajuster.
Disséquer : Couper, ouvrir les parties d’un corps organisé pour en faire l’examen anatomique.
Intersection : Endroit ou deux routes se croisent | Ensemble des éléments communs à deux ensembles.
Du latin secare, couper.
« Sexes ». Qu’est-ce qui a été coupé ?
D’abord le cordon ombilical. Ainsi la fin de la relation fusionnelle où l’on existe en l’autre, par l’autre, pour l’autre. N’être que pour naître. Un paradis sans devoir d’abord construire sa vie, et affronter sa mort. Comment ensuite ne pas poursuivre cette fusion des corps, des âmes, pour ne former plus qu’un ? Partir à la recherche de cette moitié qui nous manque pour accéder à l’immortalité : trouver l’amour éternel, pouvoir engendrer la vie. En somme, devenir Dieu ! Le fantasme se réalise par la procréation sacralisée. Mais le nouveau-né dispose-t-il alors de sa propre vie où ne sert-il qu’à prolonger celle de ses parents ? Pourra-t-il explorer librement ou devra-t-il faire ses preuves, mériter son existence ?
La réponse est déjà dans la découverte du langage, de sa performativité :
« C’est un garçon ! » ou « C’est une fille ! »
Nous voilà déjà assigné*, avant même d’avoir reçu un nom pour exister dans ce monde déjà peuplé. Amputé* de cette part de nous-même qui ne devra plus s’exprimer, il est déjà temps de se conformer.
L’embryon que j’étais connaît une autre histoire, inscrite en moi. J’ai d’abord été une cellule unique, qui s’est divisée pour en former d’autres. Elles se sont ensuite différenciées, organisées. Vous auriez alors été bien incapables de dire de moi que j’étais un garçon ou une fille. Vous n’auriez pas même pu me distinguer de l’embryon d’un autre mammifère, ni même de celui d’un oiseau ou d’un reptile. Deux sexes ? La verge, la vulve. Non : une architecture commune puis une infinité de possibles qu’on ne peut scinder en deux catégories.
Un troisième sexe n’arrange pas l’affaire : les frontières ne peuvent que rester floues. L’intersexuation est au sexisme ce que le métissage est au racisme : une tentative désespérée de nous enfermer dans des cases, quitte à en créer une spécialement pour les inclassables. Si le vivant est une unité, chaque être vivant est unique et ne peut se réduire à l’appartenance aux catégories que vous créez, aux représentations que vous en avez. Mais c’est là mon inconscient qui parle. Mes premières années parmi vous me conditionneront, et je participerai ensuite moi même à ce formatage. J’en garde un traumatisme et j’erre alors entre le désir et le rejet de cette part de moi dont on m’a privé* :
Ils m’ont coupé la verge et veulent me boucher la vulve.
Elles m’ont bouché la vulve et veulent me couper la verge.
Je m’extrais de cet abrutissant conflit. Il se nourrit d’une pensée indigente qui peine à envisager une sexualité qui ne soit pas basée sur un impératif de procréation.
L’exploration des sexualités récréatives ouvre tant d’espaces inexplorés. Elle n’est plus conditionnée à la rencontre de deux êtres à la fois suffisamment proches et différents sur le plan phénotypique, génotypique. Elle peut s’explorer seul* ou à plusieurs, et pas seulement deux, peu importe les attributs des corps. La sexualité réactive, stimulée, conditionnée par le réflexe de procréation, laisse désormais la place à des sexualités créatives.
Deux sexes ? La verge, la vulve. Ces organes que l’on croit si différents sont-ils deux pièces qui doivent s’emboîter ? Sexe ne provient pas de secare, couper, mais de « secus », au sens de « ce qui suit » et du verbe latin « sequor », signifiant « ce qui vient après », « la progéniture ». Pourquoi pas tracer son propre chemin ? L’espèce humaine n’est-elle pas de toute façon déjà dans une impasse ?
J’ai été assigné* homme, je suis maintenant queer. Je ne cherche plus à former un couple, à m’oublier dans l’autre pour ne plus craindre la mort. Je ne cherche plus à devenir parent. Comme s’il suffisait de répéter la scène dans cet autre rôle pour s’épargner de devoir n’être. S’épargner de deux voir naître. Le mythe du couple qui permettrait de soigner les blessures. Soi nier. Je préfère apprendre à guérir. A prendre à gais rires. J’explore désormais sans honte le rôle de pénétré* autant que celui de pénétrant*. La pénétration ne s’envisage plus comme une fin mais comme une possibilité parmi beaucoup d’autres. Mon premier organe sexuel est désormais mon cerveau que je cherche à faire dérailler. Je l’entraîne par tout mon corps, par tous mes sens, dans des situations qui lui font perdre ses repères, pour qu’il s’abandonne à l’instant présent, sans jugement. Je n’exclus plus les multiples rencontres, désormais fidèle à moi même. Moi m’aime.
Qu’ouïr ?
…
J’ouïs !